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Terrorisme : les réseaux de la colère

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Bien que le mot soit d’une extraordinaire actualité, le terrorisme n’est pas né avec l’époque contemporaine ; il s’est en revanche dramatiquement métamorphosé.

Le génie de l’homme dans l’exercice de la violence a pris de nombreuses formes parmi lesquelles le terrorisme trouve de très lointains ancêtres.

Sans vouloir en faire l’histoire (1), rappelons simplement que dès le premier siècle de notre ère, on retrouve la trace des Zélotes qui se débarrassaient de leurs ennemis trop pacifistes à leurs yeux, en se mêlant à la foule et en les poignardant à l’aide de leur sica. La secte des Assassins ne répandit pas autre chose que du terrorisme en Perse et en Syrie pendant presque deux siècles, du XIe au XIIIe. L’histoire a gardé en mémoire la secte des Étrangleurs, les Thugs, qui vouaient un culte sanglant à la déesse Kali en Inde.

Un grand saut au XVIIIe français nous évoque la Terreur, cette période de deux années qui vit une vague de sang inonder les rues de Paris. La fin du XIXe et le XXe siècle naissant connaîtront les anarchistes, les nihilistes, ces « rêveurs d’absolu » décrits par Marx, les Karakosov ou les Soloviov, ancêtres du terrorisme politique, formalisé en Russie dans le premier parti terroriste de l’Histoire, la Norodnaïa Volia.

Le fil du temps verra naître de multiples avatars du terrorisme : Bakounine, Lénine, Trotski, la Hagganah, Action Directe, L’ETA, le FLN, l’OAS, la Fraction Armée rouge allemande, les brigadistes italiens, l’OLP, les Black Panthers, les Tupamaros, le FIS, etc… Des figures du terrorisme plus ou moins légitimement parées des habits de la guerre révolutionnaire marquent les esprits et sont pour certains devenues des icônes internationales : Mao Zedong, Che Guevara, Giap, Baader, Carlos, Habache, O’Bradaigh, Arafat, Ben Laden et bien d’autres…

● Dans quasiment tous les cas, le terrorisme classique est lié, d’une façon ou d’une autre, à l’État et à une notion de territoire. L’objectif des terroristes traditionnels est en effet de prendre le pouvoir politique ou de le déstabiliser et de créer un nouvel État indépendant (2). Leur stratégie comporte quatre volets que l’on retrouve en totalité ou en partie dans quasiment tous les types de terrorisme classique :

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1) en éliminant des représentants de l’État, ils cherchent à briser la cohésion et la confiance des gouvernants et des élites ; à les rendre plus vulnérables.
2) En démontrant la vulnérabilité du pouvoir, ils ont pour objectif de diminuer la confiance de la population dans l’autorité gouvernementale, montrant ainsi que les choses peuvent changer.
3) En faisant intentionnellement ou accidentellement des victimes civiles, ils cherchent à effrayer la population et l’inciter à faire pression sur leurs autorités pour qu’ils acceptent les revendications.
4) En forçant l’État à prendre des mesures coercitives, ils cherchent à démontrer son caractère répressif et cruel, renversant ainsi l’opinion de la population.

Cette stratégie explique pourquoi le terrorisme classique n’a pas débouché sur une escalade illimitée de la violence (3). En effet, comme il fallait gagner l’appui du public, les attaques contre la population devaient rester limitées. C’est ce qui fait dire à Brian Jenkins, spécialiste américain du terrorisme : « Les terroristes veulent beaucoup de spectateurs, mais pas trop de morts.»(4)

● Dans les années 1980 apparaît une nouvelle forme de terrorisme, qui échappe aux contraintes sur l’usage de la violence. Harald Müller, universitaire allemand, expert en terrorisme international, appelle « mégaterrorisme » cette nouvelle forme dans laquelle le nombre des catastrophes envisagées est illimité et où la « doctrine Jenkins » ne s’applique tout simplement plus (5). La motivation des ces nouveaux terrorismes est essentiellement religieuse.

Toutes les religions du monde possèdent leurs terroristes. En effet, dans son interprétation la plus extrême, la religion peut fournir des raisons particulièrement puissantes de recourir à la violence illimitée afin de parvenir à des vérités supposées sacrées. Quand le monde offre le tableau de la globalisation, avec son lot de disparition des identités, des cultures, ses volontés d’uniformisation et de conquête de marchés fondés sur le rêve et l’illusion, il apparaît nécessairement des formes de réaction.
Le fondamentalisme religieux se fonde sur la recherche de la vérité éternelle et supposée absolue ; l’identification à cette vérité permet de définir sa propre identité dans la confusion, la désorientation et l’incertitude engendrées par le monde actuel. Cette logique représente un danger auquel sont confrontés toutes les cultures et tous les êtres humains. Mais il est évident, que plus on sera pauvre, démuni, « gens de peu » comme le disait dans un autre contexte Pierre Sansot (6) , plus l’on sera un écorché de la vie, plus on aura tendance à être sensible aux sirènes des fondamentalismes.

Cependant, paradoxe apparent, les mouvements fondamentalistes recrutent aussi parmi les élites, les jeunes universitaires, à l’avant-garde de la culture occidentale, qui trouvent dans le fondamentalisme religieux une position ferme contre l’Occident et la mondialisation, une source de confiance et d’équilibre. C’est pourquoi le fondamentalisme est si protéiforme et peut prendre aussi bien des aspects simplement culturels ou humanistes que politiques et extrémistes.
La politisation du fondamentalisme passe par une prise de conscience des inégalités du monde, des errements des politiques postcoloniales ou plus globalement par un sentiment d’agression culturelle venant de l’Occident. Cela se traduit par un ressentiment diffus et une violence extrême. Plus que de violence, Baudrillard parle de virulence : « Cette violence est virale : elle opère par contagion, par réaction en chaîne, et elle détruit peu à peu toutes nos immunités et notre capacité de résistance.»(7)

La violence extrême du fondamentalisme terroriste n’exprime certainement pas seulement un « choc des civilisations » comme pourrait le prétendre Samuel Huntington (8). Il s’agit d’un phénomène qui est de nature beaucoup plus anthropologique, qui représente devant les projecteurs de l’hyperinformation, l’affrontement entre d’une part, une culture universelle indifférenciée et d’autre part, tout ce qui cherche à conserver, de façon irréductible, son altérité.

● Le terrorisme contemporain n’a que peu de rapports avec une lutte contre un État pour le renverser ou s’approprier un territoire ; le combat est mené à l’échelle de la planète et prend une forme d’organisation résolument moderne : la forme réticulaire mondialisée.

Al Qaida, nom commun devenu nom propre –ou marque internationale– est le symbole archétypal du réseau nébuleux transnational. Son idéologie s’appuie sur une doctrine ancienne, celle du jihadisme, popularisée, dans les années soixante par le théoricien égyptien Saïd Qotb. Il s’agit d’une doctrine de guerre qui encourage les musulmans à passer à l’action violente et à s’attaquer aux régimes « impies » du Moyen-Orient, mais aussi à l’Occident tout entier.

Ce type de terrorisme s’appuie sur une théologie politique militante qui défend une vérité d’origine divine et un certain nombre de préceptes de vie : contre la modernité, contre la laïcité, contre la société de consommation, contre l’aliénation culturelle, contre la concurrence religieuse etc. Il ne faut pas sous-estimer le poids de la religion dans cette approche ; la réduire à un statut simplement instrumental, mis en œuvre pour atteindre des objectifs laïcs de prise de pouvoir, serait une erreur. Les fondamentalistes terroristes sont dangereux parce qu’ils croient à ce qu’ils prêchent. Cette conviction absolue fait de la violence, la réponse à l’autorité divine. Pour eux, l’enjeu est clair : l’ennemi est l’agent du mal absolu parce qu’il est l’ennemi de Dieu. Dès lors, n’importe quel niveau de violence peut être employé pour le vaincre.

« Allah Akbar ! » Cette invocation, ‘Dieu est grand’, chaque musulman la prononce plusieurs fois dans ses prières quotidiennes. Elle est le témoignage de sa croyance individuelle dans l’Islam. Quand Allah Akbar ! résonne du haut du minaret d’une mosquée, il rappelle à la société musulmane la conscience d’elle-même ; il prend une valeur sociale et collective. Mais, Allah Akbar ! peut aussi s’entendre comme un appel politique et conquérant. Il devient alors la revendication synthétique de la préséance des lois d’Allah sur toutes les lois humaines, au delà des nations et des frontières. L’Islam devient alors le référent unique, l’espace commun, totalitaire et planétaire revendiqué face au patchwork des États et des identités.

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● Le terroriste classique avait deux cibles : l’État qu’il fallait renverser et la population qu’il fallait effrayer. Le terrorisme fondamentaliste introduit un nouvel acteur : Dieu. Cette logique condamne irrémédiablement toute approche et toute argumentation rationnelle. Les fanatiques religieux mènent alors une guerre ultime, planétaire, auréolée de connotations apocalyptiques (9).

● Si le terrorisme, comme le dit Baudrillard repose sur le désespoir des humiliés, le mégaterrorisme dont Al Qaida est la figure de proue pourrait être le révélateur de la face obscure du processus inéluctable de mondialisation. La technologie intégrale, l’emprise des réseaux, l’information hyper-émotionnalisée ainsi que l’éviction des cultures secrètent le « désespoir invisible » de la partie des humains qui vivent dans l’espace privilégié de la mondialisation ; naissent alors le doute et la confusion de ceux qui avancent, tel l’Angelus Novus peint par Klee, vers une involution de l’espèce humaine devenue « mondiale ».
Dans ce cas, vouloir extirper le terrorisme comme mal absolu deviendrait une absurdité et un non-sens car il est le verdict et la condamnation que cette société porte sur elle-même (10). Le terrorisme, ce n’est pas tant la haine des non-occidentaux envers l’Occident qui menace la société occidentale, que la « détestation de l’Occident venue du plus profond de lui-même »(11).
Dès lors, les sociétés occidentales ne peuvent être « en guerre » contre le terrorisme ; l’expression de « quatrième guerre mondiale » ou de « Guerre à la terreur » est, à cet égard particulièrement trompeuse. En effet, il ne s’agit pas, pour nos sociétés, de combattre l’ « autre » quelle que soit son appellation – Terreur, Mal, …– mais de lutter contre une partie d’elles-mêmes. Lutte fractale, complexe et multiforme contre les cellules et les singularités en révolte à l’intérieur de son propre corps.

(1) Cf. : Bernard GROS, Le terrorisme, Hatier, 1976 et Pierre MANNONI, Un laboratoire de la peur, terrorisme et media, Ed. Hommes & perspectives, 1992
(2) Cf. : Bruce HOFFMAN, Inside Terrorism, Londres, Victor Gollancz, 1998
(3) Cf. : Harald MÜLLER, Terrorisme, prolifération : une approche européenne de la menace, in Cahiers de Chaillot n° 58, Institut d’Études et de Sécurité de l’Union Européenne, 2003
(4) Brian JENKINS, International Terrorism, A New Kind of Warfare, in Rand Corporation Paper, Santa Monica CA, juin 1974
(5) Harald MÜLLER, op.cit.
(6) Pierre SANSOT, Les gens de peu, PUF, 1991
(7) Jean BAUDRILLARD, Power Inferno, Galilée, 2003
(8) Samuel HUNTINGTON, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1997
(9) Cf. Harald MÜLLER, op.ci.t. et Mark JUERGENSMEYER, Terror in the Mind of God, Berkeley, University of California Press, 2000
(10) Jean BAUDRILLARD, op.cit.
(11) Alain MINC, Ce monde qui vient, Grasset & Fasquelle, 2004

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